Témoignage

Le pêcheur

À 31 ans, le visage et les mains d’Anamais sont hâlés par ses 28 ans passés comme « pescadoro », pêcheur, sur le fleuve Amazone brésilien. Anamais est trapu et musclé mais son visage porte un air chétif et peureux. Il pénètre dans la section des orthophonistes, ses yeux cherchent à gauche et à droite, sa tête penche comme dans la défaite.

Anamais sait bien qu’il a manqué les journées officielles de triage au cours desquelles les patients de la mission Operation Smile sont sélectionnés pour la chirurgie correctrice de leurs déformations faciales. Le pêcheur est déçu d’avoir manqué la sélection et certain que nous ne l’aiderons pas avec la fissure qui fend sa lèvre supérieure. Il lève la tête vers moi et je vois pleinement sa gêne éternelle : une fissure unilatérale complète qui déchire son sourire et transperce son âme.

« Tres veces » commence-t-il en Portugais. « Trois fois je me suis présenté à d’autres missions en ville, pour me faire dire chaque fois que je suis trop vieux. On me dit de revenir l’année suivante et chaque année ils disent non. »

Je suis orthophoniste et j’écoute son histoire autant pour en savoir plus sur sa vie que pour constater les effets de sa déformation sur son élocution. Parce que son palais est intact, son articulation est intelligible, présentant seulement des difficultés avec les « p », « b » et « m » – sons formés en rejoignant les lèvres. Il aurait voulu être instituteur mais on ne lui a pas permis d’aller à l’école. Depuis l’âge de trois ans, il travaille au port et sur l’eau. En mer, il ne se fait pas ridiculiser et de toute façon en mer il n’y a point de cachette. Quand je lui demande s’il est marié, il cache le visage, couvrant sa bouche de la main. Avec un soupir il répond, jamais. « Espero »… « J’aurais bien aimé » dit-il. Sa fissure fait peur et lui a causé toute une vie de solitude sans « namorada », petite amie.

Kathy, la coordonnatrice des dossiers médicaux, attend dans le couloir; elle a la charge sacrée des horaires. En réponse à la question, « Que fait-on du pêcheur? », ayant elle aussi écouté son histoire, elle répond avec le sourire « Nous allons nous en occuper ». Elle donne les renseignements à Jan, coordonnatrice clinique et responsable des horaires de la semaine. Jan, qui dirige le bloc opératoire, nous fait un clin d’œil à travers la barrière pré-opértoire, elle l’a rajouté à la toute fin de la journée. La chirurgie se fera sous anesthésie locale car il ne restera plus assez de temps pour une anesthésie générale.

Dans la salle d’attente, le pêcheur attend nerveusement. Il entend appelé son nom et me fait signe pour indiquer qu’il est prêt. Le bloc opératoire no 2 est impressionnant mais l’ambiance y est chaleureuse, presque festive. Sur la deuxième table, Francesca, l’anesthésiologiste italienne, parle doucement en endormant un patient. Bolan, l’infirmière finlandaise qui parle l’Anglais avec un accent très prononcé, l’infirmière brésilienne Rita et l’Américaine, Brooke, commencent les préparatifs. Ivan, le dentiste colombien est prêt à commencer les extractions nécessaires à corriger le sourire d’un autre patient. Rosana, la bénévole brésilienne d’Operation Smile et Jan s’affairent dans toutes les salles.

Don, le plasticien canadien, vient de compléter ses préparatifs avec Sergio, un chirurgien de Belem qui l’assistera dans la chirurgie du pêcheur. Don parle couramment le Français et l’Anglais et se défend bien en Espagnol. George, dont la première langue est le Portugais, comprend également l’Espagnol. Quant à mois, j’alterne entre le Portugais cassé et l’Anglais; je saisi quelques bribes d’Espagnol mais ni le Français ni l’Italien.

Je me demande ce que pense ce pauvre pêcheur d’une telle entreprise internationale. Je lui tiens les mains pendant que l’on lui donne les piqûres et nous attendons que l’anesthésie fasse effet. Adulte, il est suffisamment fort et courageux pour supporter la douleur des injections nécessaires à bien engourdir son visage. En préparant les injections du pourtour de la bouche et du nez Don dit « Dites-lui que cela fera très mal. » Ajoute-t-il, « Dites-lui que j’en suis désolé. »

En guise de stylo chirurgical, Don casse en deux un cure-dent qu’il trempe dans l’encre pour tracer sur le visage du patient les marques qui guideront la reconstruction de ce visage. Don est artiste et son canevas est ce visage brisé.

Le résultat de la chirurgie est miraculeux; les chirurgiens sont méticuleux jusqu’aux tous derniers points de suture. Le pêcheur s’assoit, il regarde Don, George, moi et toutes les infirmières qui l’entourent. Ensuite il lève le miroir que l’on lui a remis pour regarder son nouveau sourire. Ses yeux s’arrondissent, il sourit, nous regarde de nouveau et nous fait signe d’approbation. Sa main se serre autour du miroir pendant qu’il touche la bouche qui était auparavant déformée mais qui présente désormais un beau sourire pour ce visage de pêcheur.